La cuisine

La banque suisse UBS, dans un rapport de 2018 intitulé «Is the kitchen dead ?», et Tiffany Buckins, cheffe du design intérieur chez Ikea Australie , nous prédisent la disparition de la cuisine, remplacée par des livraisons à domicile, des repas pris en extérieur et des kitchnettes pour réchauffer des plats préparés. Une idée que promeut l’architecte espagnole Anna Puigjaner dans son ouvrage «Kitchenless City» pour qui la disparition de cette pièce est une formidable opportunité de création d’emplois. Pourtant, 82 % des français estiment que la cuisine est centrale dans la vie d’une famille. Elle est, avec le salon, la deuxième pièce de vie dans laquelle les français passent le plus de temps.

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© Lara Agosti, A grandma’s kitchen, measured

La prédiction de la disparition de la cuisine est symptomatique d’une volonté de notre société de s’affranchir des tâches purement utilitaires, comme peuvent l’être les tâches ménagères. Un phénomène de relégation entretient l’illusion que cette fonctionnalité n’existe pas, que l’on peut s’en passer, à l’image de ce que Syvil peut observer sur d’autres programmes d’échelle urbaine liés au fonctionnement matériel de la ville : logistique, gestion des déchets... L’éloignement de ces fonctionnalités (et de ses nuisances) dans le but de valoriser un lieu engendre de nombreuses externalités négatives sur un autre. Le positionnement de Syvil sur la place de la cuisine dans le logement s’inscrit à rebours de ce présage de disparition de la cuisine de nos logements et souhaite réinvestir cette pièce comme un lieu crucial des enjeux écologiques.

La cuisine, histoires de disparitions 

On peut considérer que la prédiction de la disparition de la cuisine s’inscrit dans un mouvement historique au cours duquel il a été question de réduire au maximum le temps consacré à la cuisine par le biais d’une réduction de son espace.2

Le mouvement hygiéniste a retenu le modèle de la cuisine bourgeoise séparée de la salle à manger plutôt que celui de la cuisine paysanne qui était une pièce de vie. On ne fréquente plus cet espace utilitaire que pour cuisiner. Pour ne pas s’appesantir dans la cuisine, le plan de travail continu avec lequel on cuisine debout a remplacé la table et les chaises. Le mouvement moderne a cherché à faciliter le travail de la ménagère. La cuisine se miniaturise et se resserre autour du corps de la ménagère pour optimiser ses gestes. La réglementation a évolué, autorisant les seconds jours. La cuisine perd sa fenêtre et peut venir en fond de séjour. La cuisine fermée tend depuis à disparaître permettant de maximiser les volumes des séjours qui, eux, tendent à se réduire. Aujourd’hui la cuisine type fait cinq éléments, il n’y a plus de place pour cuisiner, seulement pour faire réchauffer ses plats préparés.

Une réalité plus complexe  : la cuisine, un espace de paradoxes

L’idée que toutes les cuisines seront remplacées par une kitchenette s’appuie également sur une fulgurante croissance des livraisons de repas à domicile. Cependant, cette tendance s’oppose à une autre tout aussi forte : celle d’un regain d’intérêt pour la cuisine et le bien-manger. Les émissions culinaires remportent un grand succès populaire, la consommation de produits bio et locaux est en forte hausse, même des offres de livraison (comme les box repas permettant de se faire livrer les ingrédients nécessaires à la réalisation d’une recette) se développent autour de ce phénomène. Réinvestir la cuisine n’est donc pas une attitude infondée, d’autant plus si l’on considère les enjeux écologiques liés à cette pièce : l’alimentation représente 16 % de l’empreinte carbone d’un ménage3, chaque habitant produit en moyenne 43 kg de gaspillage alimentaire à domicile4 et 271 kg d’ordures ménagères5 par an. La conception d’une cuisine peut faciliter des modes de vie et de consommation plus écologiques : offrir la possibilité d’avoir un compost, bien positionner les bacs de tri au sein de la cuisine pour en simplifier l’usage, offrir un stockage suffisant pour la consommation en vrac, proposer un stockage alternatif au réfrigérateur pour les fruits et légumes, offrir un espace agréable et convivial pour donner envie de cuisiner, bien positionner les éléments pour réduire le besoin de lumière artificielle, faciliter la ventilation naturelle...

La cuisine est porteuse d’un second paradoxe. Il s’agit d’une pièce très importante au sein d’un logement : on souhaite à la fois la valoriser (73 % des français se déclarent fiers de leur cuisine6) et dans le même temps, la tenir à distance. La conception d’une cuisine est très personnelle et représente un investissement financier important pour un ménage. Les « travaux modificatifs acquéreurs» demandés lors d’un chantier d’une opération de logements en accession concernent en majorité cette pièce. Mais au-delà de son importance, elle est source de nuisances (odeurs, buées, graisses) et une cuisine totalement ouverte sur le séjour est souvent mal vécue, notamment par les familles. Cependant, dans les logements métropolitains, face à la pression foncière, la taille des logements tend à se réduire et faire une grande cuisine dans laquelle prendre ses repas provoque un sentiment d’espace perdu. Dans son ouvrage Entre confort, désirs et normes, Monique Eleb déclare que 47,7 % des enquêtés prennent leur repas du soir dans la cuisine contre seulement 25,6 % en Ile-de-France où les cuisines sont plus petites7. Il y a donc un enjeu à accueillir une multiplicité d’usages dans la cuisine pour qu’elle existe sans être vécue comme « trop grande » et à garantir son adaptabilité en fonction des modes de vie et préférences de chacun : ouverte, semi-ouverte, fermée.

  • Sondage OpinionWay pour Ixina, 20182. cf Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, Les Éditions de l’Imprimeur, 2004. Ménage et environnement, Les chiffres clés, 2017, Datalab, Ministère de la transition écologique et solidaire4. 150 kg/personne/an dont 29 % pour la consommation à domicile, Pertes et gaspillage alimentaires : l’état des lieux et leur gestion par étapes de la chaîne alimentaire, Ademe,20165. Les déchets, chiffres-clés, Ademe, 20176. Sondage OpinionWay pour Ixina, 2018. Monique Eleb et Philippe Simon, Entre confort, désirs et normes, Le logement contemporain 1995-2012, Mardaga, 2013, p.215
  • Cf Catherine Clarisse, Cuisine, recettes d’architecture, Les Éditions de l’Imprimeur, 2004
  • Ménage et environnement, Les chiffres clés, 2017, Datalab, Ministère de la transition écologique et solidaire
  • 150 kg/personne/an dont 29 % pour la consommation à domicile, Pertes et gaspillage alimentaires : l’état des lieux et leur gestion par étapes de la chaîne alimentaire, Ademe, 2016
  • Les déchets, chiffres-clés, Ademe, 2017
  • Sondage OpinionWay pour Ixina, 2018
  • Monique Eleb et Philippe Simon, Entre confort, désirs et normes, Le logement contemporain 1995-2012, Mardaga, 2013, p.215