La ville circulaire, de la ville fossile à la ville fertile

La ville « circulaire » est invoquée quand on tente d’allier ville et écologie. Mais la ville transforme aujourd’hui en déchets les ressources qui lui arrivent. Imaginer une ville circulaire, c’est imaginer de nouvelles architectures et de nouveaux paysages à la hauteur de ces enjeux : des paysages de remédiation, de fertilisation, et de productions biologiques, des lieux recycleurs et stockeurs comme des recycleries et des consigneries, des dé-centrales locales d’énergie, d’eau, de distribution, des édifices polyfilières et multi-services de proximité où l’on produirait et consommerait sur-place, des édifices plus diversifiés et sur-mesure pour le traitement de l’eau ou de l’énergie, et la distribution décarbonnée des marchandises. Voyage prospectif au pays d’un éco-système ville.

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Un kunda dans le Thar (Inde), réservoir qui récolte et stocke au sol les eaux de mousson.

La fin de la ville fossile

De marchandise à détritus, d’eau potable à eau usée, de nourriture à ordure, de matériau à décombres, de carburant à polluant, la ville transforme en déchets les ressources qui viennent à elle, pour au passage, faire vivre les hommes. Les écosystèmes naturels, à l’inverse, renvoient leurs propres déchets dans un cycle qui les transforme à nouveau en ressources : d’eau sale à eau saine, de cadavre à engrais, de poussière à matière. L’idée de ville circulaire est l’horizon d’une écologie matérielle humaine qui parviendrait à boucler ces cycles. Si la comparaison des systèmes de la ville avec les écosystèmes de la biosphère a ses limites, elle permet de se projeter vers un possible. Elle est motivée par la prise de conscience de la finitude des matières premières comme en témoigne le « peak everything »1, et en particulier de l’énergie fossile, et de la destruction de la biosphère par l’humanité, dont la survie dépend. Une ville serait donc circulaire si les flux de matière et d’énergie transitaient principalement en circuit fermé à l’intérieur d’une aire limitée autour de son agglomération ; en somme, en circuit court.

Quelle résonance de ces principes sur l’organisation de son espace ? Quels nouveaux programmes d’architecture et de paysage ? Quelles tailles, quelles caractéristiques, quels positionnements de ces architectures du système de la ville circulaire ? L’analyse conventionnelle de l’aménagement se focalise souvent sur les activités directement et densément humaines, comme le logement, le bureau, l’espace ou l’équipement public. En contre-champ de la ville servie, regardons cette ville servante, son pendant oublié, ses périphéries et ses coulisses. Une analyse indirectement humaine, plus matérialiste, remonte le fil de la transformation et du transport de matière par l’énergie, qui trace dans l’espace ce qu’on appelle communément des filières : matières premières, eau, déchets, énergie, production, distribution, alimentation. C’est la conséquence de ces filières sur la ville qu’il s’agit d’identifier et de recombiner pour imaginer une ville circulaire, afin qu’urbanistes, aménageurs, architectes, élus et citoyens se saisissent de ces questions souvent laissées aux professions dites techniques. Échappant aux stratégies d’aménagement territorial, en situation d’exception à leurs réglementations, en outrage avec leur milieu d’implantation, certaines filières saccagent ou rendent inhabitables des territoires entiers, par exemple, la filière électronucléaire2, la filière de l’aluminium3 ou du pétrole4.

Si appétissant qu’il soit d’imaginer ce que pourrait être un territoire circulaire, il est primordial d’entreprendre un bref état des lieux de cette ville héritée non circulaire. Si peu de filières sont en circuit fermé, c’est-à-dire du berceau au berceau, et d’autres ne le sont intrinsèquement pas. Il ne s’agit pas de faire un diagnostic à la lumière du critère de « bouclage » des filières matérielles de la ville. Mais une première approche pourrait être de rendre visible, et donc d’inventorier, les interactions de ces filières existantes « non bouclées », qu’on appellera fossiles, avec la fabrication de la ville.

Dégager ensuite les conséquences, pour une stratégie de programmation urbaine, architecturale et paysagère, d’un tel changement de regard et d’horizon, c’est identifier les caractères fossiles d’édifices et de paysages, mais aussi inventer de nouveaux caractères circulaires, que nous appellerons fertiles.

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Rendre visibles les filières matérielles de la ville

La ville est organisée aujourd’hui de façon à ce que la production puisse être éloignée de sa consommation. Des infrastructures routières tentaculaires, des messageries et des entrepôts, des bâtiments relais réguliers, des parcs de stationnement, des réservoirs, forment aux portes des villes historiques, mais également le long et au croisement des grands axes nationaux, un dispositif de drainage des ressources, puis d’évacuation des déchets. Ces filières d’acheminement matériel de la ville, dont l’utilisateur final ne connaît que la fin de chaîne, sont largement méconnues. Elles ont pourtant un impact aussi important sur la fabrication de la ville que les logements, les bureaux ou l’espace public. Les rendre visibles, c’est « rendre les choses publiques » selon l’expression de Bruno Latour5, c’est faire qu’une chose physique devienne le support d’une controverse démocratique. Rendre les espaces de production plus publics, c’est réintégrer des objets techniques spécialisés et oubliés dans une vision globale de l’aménagement -ou du ménagement- du territoire, du paysage et de la ville.

Les filières fossiles et leurs bâtiments-étapes

Aujourd’hui ces constructions faites pour produire sont regroupées et indifférenciées sous le terme de « zone d’activités ». Chacune suggère pourtant par son nom qu’elle se place sur une halte le long d’un circuit implanté dans l’espace, du nom même du matériau d’origine (gravière, pépinière), de l’étape de rassemblement de la matière ou de l’énergie (centre, centrale, plate-forme), à l’étape secondaire (poste, point, station, sous-station, relais, antenne, regard, hôtel) ou l’étape issue du verbe de la transformation elle-même (usine, filature, fabrique, raffinerie, recyclerie, réservoir, entrepôt) jusqu’à l’étape finale (terminal, dépôt, décharge, casse, cimetière).

Ces constructions-étapes sont les émergences construites du circuit qu’elles jalonnent ; plus qu’elles ne rendent visibles le circuit lui-même, matérialisé lui par le réseau : d’eau, routier, ferroviaire, câblé, hertzien, parfois invisible. Lorsque la dimension du paysage, souvent aplanie et délimitée par l’activité humaine, est prépondérante, on parle de zone, de parc, d’aire, de domaine, de secteur, d’enceinte, de bassin. Population singulière d’ouvrages de quelques mètres carrés à plusieurs hectares, ils sont souvent édifiés en superstructure, quand leur réseau support est une infrastructure. Tantôt génériques, tantôt complexes dans leur spécialisation, leur contenu est souvent indéchiffrable, à quelques indices près : un quai logistique ici, la rotonde d’un réservoir là, une cheminée au loin. L’inventaire illustré des architectures et paysages du système ville dresse ici un panorama de 7 filières relativement compartimentées, du début à la fin de chaîne, et ceux potentiellement en circuit court.

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Les caractères fossiles

Aujourd’hui les architectures de la production sont donc les apparitions construites des segments de filières plus ou moins mondialisées. Elles jalonnent les dizaines de milliers de kilomètres parcourus par la matière. Les paysages des filières fossiles sont ainsi indissociables d’un visage de la mondialisation. Ce sont donc principalement des filières très longues, y compris pour l’alimentation française6, mais pas toujours : en moyenne de moins de 30 km pour les pondéreux, comme les matériaux de construction. L’essentiel des flux de transport logistique (en tonnes-kilomètres) est pourtant réalisé à l’échelle française, à 65%7.

L’invention du train, du poids-lourd, puis du porte-containers, a permis l’éloignement des productions et une déconcentration phénoménale des formes urbaines. La production a été rejetée toujours plus loin des centres de sa consommation, et dispersée jusqu’à faire parcourir des dizaines de milliers de kilomètres aux composants (5000 tonnes-kilomètres/an/Français, ibid). Cette « séparation des fonctions » de la ville, pour ne pas dire cette délocalisation, est issue de la différence de valeur des terrains « conduisant à une sélection des usages en fonction de leur rentabilité économique » : services, production puis agriculture8. La production de masse a généré des bâtiments de production grands et centralisés, qui se sont détachés presque totalement des contraintes de l’environnement naturel. Ils se sont déplacés loin des villes, disséminés le long des infrastructures de transport et proches de grands ports au sein de méga-régions comme l’Île-de-France.

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Le desserrement logistique de l'Île-de-France, de 1980 à 2004 (en bleu les surfaces logistiques). Même les industries indispensables à la ville sont rejetées loin des centres de vie. (Source Dina Andriankaja, IFSTTAR-SPLOTT, 2011).

L’étude des filières fossiles9 montre qu’elles sont, contrairement aux écosystèmes naturels :

– non bouclées, c’est-à-dire avec un début de chaîne extractiviste et une fin de chaîne polluante ;

– centralistes, c’est-à-dire organisées délibérément en « centrales » de grande taille, pour réaliser des économies d’échelle dans le cadre d’une production de masse pour une consommation de masse ;

– longues, c’est-à-dire comportant beaucoup d’étapes et points de contrôle, sur de grandes distances, au prix de grandes dépenses d’énergie ;

- relativement imperméables les unes aux autres, et à la ville, c’est-à-dire qu’elles fonctionnent dans une logique propre à la filière ;

– incompatibles avec la nature, distinctes, voire prédatrices de l’écosystème naturel ;

– uniformes, face aux spécificités du climat, du sol, de la géographie, c’est-à-dire homogénéisantes, alors que la diversité est constitutive de la biosphère.

Ces lieux de production sont aujourd’hui souvent affranchis des contraintes des territoires, mis en concurrence dans l’économie mondialisée : ces « zones franches » sont soumises à peu de règles d’aménagement à respecter en comparaison avec les logements et les bureaux. Les règles urbaines en vigueur dans les zones d’activités sont les plus ouvertes afin d’attirer un maximum d’entreprises. Retrouver une place dans l’aménagement pour ces lieux exemptés d’urbanisme, c’est commencer par reconfigurer ces lieux de production : plus miniatures, plus multi-fonctionnels, plus denses, renaturés, plus diversifiés. Réaliser la ville circulaire semble passer par le bouclage, la décentralisation, le raccourcissement, la perméabilisation, et la compatibilité avec la nature, et la diversification des filières matérielles.

Inventer les architectures du système ville fertile :

Comment imaginer d’autres bâtiments ? Quels sont les caractères fertiles des bâtiments de la ville circulaire ? Sans entrer dans les mutations de chaque filière, les conséquences sur la programmation de ces architectures méritent d’être identifiées.

1. Moins de bâtiments

Paradoxalement, reprogrammer les architectures du « système ville » suppose de déprogrammer des types de bâtiments. Les filières les plus dépendantes des ressources fossiles, tout comme celles qui dispersent des polluants difficiles à dépolluer, sont amenées à disparaître : centrales nucléaires, dont le « peak uranium » sera atteint en 2030, centrales à charbon10. Si des filières disparaîtront, des filières réussiront à devenir circulaires, réalisant un cycle du berceau au berceau et non plus du berceau au tombeau. Si certains bâtiments, ouvrages ou paysages seront frappés d’obsolescence, c’est aussi parce que, faute d’énergie abondante et bon marché11 les circuits se raccourciront et le nombre d’étapes intermédiaires se réduira en conséquence. Le passage de la très haute tension à la tension d’utilisation12 par exemple dans la filière électricité, par des transformateurs et sous-stations, n’est plus nécessaire dans une production locale décentralisée. Des réseaux moins longs supposent moins de bâtiments étapes pour faire fonctionner ces réseaux. Les restes de ces bâtiments désaffectés peuvent alors accueillir d’autres fonctions, qui sait, productives.

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La centrale à charbon de Vitry-sur-Seine, une grande emprise fossile en démantèlement.

2. Plus de paysages du vivant

L’humanité a développé à l’ère industrielle des filières de production de plus en plus autonomes des cycles naturels, à une époque où ni les ressources ni l’énergie ne manquaient. C’était oublier que les écosystèmes naturels, le soleil et la géosphère sont en mesure de produire des services équivalents à ceux fournis par des artefacts industriels humains : purifier l’eau, l’air, les sols, chauffer, dégrader les molécules, fertiliser, retenir l’eau, ou simplement fournir des matières premières et les stocker.

On peut donc imaginer que les futurs territoires productifs circulaires mettront à profit l’ingénierie environnementale autant que la redécouverte des inventions ancestrales en engendrant des paysages vivants productifs. Ils offriront des services auparavant assurés par des machines ou des bâtiments-machines : de station d’épuration à champ de phytoépuration, d’usine d’engrais chimiques à fermes de lombricompost, de digues brise-lames en béton à dunes plantées à l’échelle territoriale. Des paysages de la dépollution savent dégrader ou confiner des substances dangereuses dispersées par l’homme, comme l’amiante, les hydrocarbures, ou les métaux lourds. Ces paysages artificiels ne seraient plus seulement des paysages récréatifs et commémoratifs d’une nature perdue13, mais bien des paysages de production et de loisir. Diversifiés, ils seront fonction du climat local, de la configuration hydrographique, géologique et culturelle. De nombreux paysages cultivés ou non fournissent déjà ces services14.

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Jardin filtrant, Le Jardin de l’eau retrouvée, Guillaume Geoffroy-Dechaume paysagiste, Nanterre, France.

3. Plus de lieux recycleurs et stockeurs

Pour transformer le « tombeau » en « berceau », c’est-à-dire le déchet en ressource, des types de bâtiments et de paysages qui recyclent commencent à voir le jour. Le recyclage, sous-produit de l’industrie, est critiqué pour son effet pervers « end-of-pipe »15. Il perpétue des cycles longs de matière et des habitudes de surconsommation, car en effet une déchetterie exige une génération minimale critique de déchets pour fonctionner. En réalité toutes les filières sont concernées, car les recycleurs héritent en général des déchets de tous ; ici les filières se croisent. Un lieu-recycleur d’aliments pourrait tout à la fois produire de l’énergie par méthanisation, du fertilisant biologique, et les vendre ou les mettre à disposition. Le recyclage se décline ainsi du cycle le plus court (le reconditionnement, le réemploi, la réparation ou réhabilitation) au cycle le plus long (le recyclage du matériau, l’incinération avec production d’énergie ou non). Une myriade de nouveaux lieux, plus ou moins proches de la production de la nouvelle ressource, peuvent apparaître : ressourceries, recycleries, « consigneries », dépôt-vente, ateliers de réparation, « reconditionnerie », magasin d’énergie issue du recyclage. Ces programmes comportent une partie logistique importante pour leur acheminement, une partie process pour le tri, une partie exposition sur place, une partie stock. Le fait qu’ils se retrouvent proches des usagers pourrait jouer en faveur de leur installation dans les villes, voire en remplacement partiel des commerces de neuf.

Mais dès lors qu’on recycle plus et plus près, on réduit le transport des marchandises. Cela signifie qu’on passe d’une logique de flux, aujourd’hui généralisée dans la logistique, à une logique de stock ; d’une architecture de flux à une architecture de stock. Car détenir des stocks a un intérêt pour une ville circulaire ; elle permet d’augmenter sa résilience en créant une autonomie temporaire. Des stocks tampons existent déjà dans une logique de réseau16. Des années 1980 à 2010, l’avènement des messageries logistiques au détriment des entrepôts proches des villes dénote une diminution des stocks urbains. Le mode de comptabilité néolibéraliste, basé sur le court terme, néglige la résilience des villes ; aujourd’hui l’Île-de-France ne dispose que de 3 jours d’autonomie alimentaire17.

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On peut donc imaginer que les stocks fassent à nouveau partie du paysage de la ville circulaire : des stocks vivants, qui se bonifieraient avec le temps (comme le vin, le bois), ou le temps de leur maturation (fruits), mais aussi des stocks renouvelables de denrées, de produits manufacturés, d’eau, d’énergie. Historiquement en effet, les villes sont ce lieu de rassemblement des richesses d’une société, pour les échanger. Des monnaies locales matérielles pourraient émerger, avec leurs « banques de matière», ou greniers, comme une forêt est une banque de bois. Les lieux d’abondance, et d’empilement, trouveraient une nouvelle signification symbolique et esthétique, regroupés dans des stocks en magasins généraux à étages ou répartis en silos de proximité. Le problème principal reste le coût du foncier, qui pourrait être rééquilibré quand les énergies fossiles se renchériront. Dès à présent, les parkings en sous-sol commencent dans certains projets pionniers à se vider de leurs voitures pour devenir des sites logistiques, et possiblement, à terme, des alvéoles de stockage.

Quant à l’eau, si les ouvrages de purification sont essentiels, on peut s’interroger sur la complexité d’un réseau d’adduction qui a vocation à rendre buvable par l’homme l’ensemble de l’eau consommée. Une logistique de l’eau en bouteilles consignées et ses bâtiments-entrepôts, pourrait voir le jour, en complément de citernes d’eau de pluie non potable sur les toits. Les grands déversoirs de rétention pour pallier les inondations sont souvent construits pour corriger une urbanisation qui ne prend pas en compte les eaux de ruissellement. Tamponner les eaux sur place fera apparaître prairies inondables, déversoirs et réservoirs de rétention sur les sites de production, qui auraient alors une double-fonction de défense incendie.

4. Plus de micro-bâtiments

Parce que les filières qui composent le Système Ville sont gérées par de grands opérateurs, au service d’une population pour qui ont été définis des besoins massifs de consommation, les fonctions productives du territoire sont communément regroupées dans des centrales. La centralisation, si elle autorise contrôle et mutualisation des opérations de production, est souvent choisie pour les économies d’échelle qu’elle suppose. Or il peut arriver que ces économies s’annulent sous l’effet de plusieurs contraintes18, notamment l’augmentation des distances entre lieux de production et de consommation.

On peut donc imaginer des bâtiments plus petits, appelés « décentrales ». Une décentrale est un ensemble de plusieurs ouvrages qui décentralise une activité habituellement centralisée : décentrale d’énergie ou de mobilité, micro-stockage, relais-colis, micro-réservoirs d’eau de pluie, toilettes publiques productrices de gaz, micro-brasseries. Relocaliser des productions proches des consommations invite à penser des services sous forme décentralisée ou distribuée19. Des petites unités de proximité apportent plus de facilité financière et foncière notamment dans des villes denses héritées où les grandes parcelles de terrains sont rares, mais aussi dans les territoires moins connectés au réseau. Des programmes aussi encombrants que des centrales d’énergie, des entrepôts, des stations d’épuration ou de potabilisation, des garages, peuvent trouver avantage à se miniaturiser et se distribuer sur le territoire sous forme de petits lieux, sur des chutes ou des petits fonciers compliqués dont la ville regorge.

5. Plus de bâtiments polyfilières

Les filières fossiles ont des logiques qui s’ignorent entre elles. Demandant des compétences spécialisées, elles se sont complexifiées sans prendre en compte la dimension systémique du monde matériel planétaire : dans l’écosystème naturel, les cycles de l’eau, de l’énergie, des déchets, de l’alimentation, sont en réalité inter-reliés et font parfois « route ensemble » sur plusieurs étapes. Or si les bâtiments-étapes des filières fossiles paraissent efficaces à l’échelle de chaque filière, ils sont plusieurs fois redondants à l’échelle du système ville. Des bâtiments qui croisent ou mutualisent les filières peuvent être appelés « polyfilières », à l’instar des bâtiments d’équipements publics « polyvalents ». Ces bâtiments « polyfilières » deviendraient des lieux multi-services directement pour la population : lieu de collecte locale d’encombrants et centrale d’énergie, toilettes et poubelles organiques productrices de bio-méthane et d’engrais, réservoirs d’eau producteurs d’énergie hydroélectrique.

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6. Plus de bâtiments mixtes

Si apparaissent des micro-bâtiments de production moins encombrants dans la ville, plus proches des usagers pour minimiser le transport, si prolifèrent des paysages vivants de production, ces dispositifs deviennent plus acceptables dans la ville. Ils peuvent s’installer sur des terrains plus exigus, à côté, au dessus, en dessous, voire à l’intérieur des édifices existants. Et cohabiter avec les autres fonctions non productives : l’habitat, le bureau, le loisir, l’espace public et l’espace collectif. Par un dispositif double-face, la cohabitation peut être organisée entre une face productive et une face ouverte au public. On peut imaginer des décentrales d’énergie et d’eau sur leurs toits, tout comme des parcs récréatifs qui deviendraient le lieu de la production de miel, de légumes, de fruits, de fromage, d’œufs, de bois, ou encore par exemple une piscine dont l’eau est phytoépurée20. La production côtoierait l’exposition, la vente ou la distribution21.

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Des filières inter-reliées au sein d’édifices fertiles.

7. Plus de bâtiments diversifiés

Dès lors que bâtiments et paysages de production se rapprochent de leurs usagers, ils s’acclimatent également au territoire sur lequel ils s’implantent. Leurs filières s’adaptent au contexte géographique. L’émancipation des filières fossiles vis-à-vis du climat, du sol, de la saison, a fabriqué des ouvrages uniformes diffusés à l’échelle planétaire : interchangeables certes, mais souvent surdimensionnés, sur-performants, sur-consommateurs d’énergie et de ressources. Pourquoi transformer toute notre eau en qualité potable alors que nous n’en buvons réellement que 1 %22 ? Pourquoi fonctionner aux seules énergies fossiles et électriques ? Ne peut-on pas inventer des bâtiments contenant des qualités d’eaux différenciées, d’eau agricole, d’eau grise, d’eau potable, des qualités différentes d’énergie, thermique, potentielle, mécanique ? Redécouvrir des usines mues par l’eau des rivières, par le vent ou la chaleur, au rendement énergétique direct bien plus élevé, c’est imaginer des micro-ateliers flottants sur les fleuves, des bâtiments frigorifiques à évaporation d’eau, des chauffages-lanternes, des usines à traction animale. C’est une diversité d’alternatives à l’homogène hégémonie de l’électricité-pétrole, de l’eau partout potable, du transport par semi-remorque diesel, des centrales de distribution pour hypermarchés, du conteneur unique de la poubelle, tous générateurs d’inadéquation et de monopoles.

Ces lieux aux formes et aux échelles diversifiées seraient les bestiaires des villes, reflets de leur climat et de leur culture. Ils seraient l’occasion de produire au plus juste des besoins, localement quand cela est possible, c’est-à-dire de façon effectivement efficiente en énergie et en matière. Des réservoirs d’eau de mousson et leurs aires de captage pour les régions tropicales23, des filets collecteurs de rosée pour les contrées arides, des micro-centrales à bio-méthane pour les sites d’élevage, des centres de livraison par triporteurs, à traction humaine ou animale pour les rues historiques étroites, des ports-marchés dans les villes fluviales et côtières, des marchés-gares dans les villes carrefours ferroviaires. Moins polarisée, plus diffuse et isotrope24, plus lente et plus calme, une ville renversée se dessine. Moins enclavée par des grandes emprises, moins monumentale peut-être et plus organique, elle serait plus végétale et animale. Elle serait la ville de la cohabitation des servants avec les servis.

Vers des villes en révolution

Énumérer, bâtiment par bâtiment, filière par filière, à petite comme à grande échelle, laisse entrevoir ce que pourraient être les architectures et les paysages d’un système ville circulaire. Pour paraphraser Saskia Sassen25, s’il n’existe pas de mondialisation en soi, mais seulement des filières mondialisées, il n’existera pas de ville circulaire en soi, mais des filières circulaires interconnectées au sein d’un territoire urbain. Penser la ville comme circulaire est naturellement une remise en cause profonde de son système de fonctionnement matériel actuel, et en particulier de celui des métropoles qui alimentent et sont alimentées par la mondialisation des échanges de matière et d’énergie. Une telle hypothèse pourrait conduire à un délaissement, un rétrécissement26, ou à un effondrement de ces métropoles au profit des villes moyennes27 ou périphériques et de leurs hinterlands productifs et agricoles28.

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De la métropole fossile aux villes fertiles circulaires.

Au-delà de la programmation et de la forme urbaine, cet horizon matériel à l’ère de l’anthropocène suppose de révolutionner la gouvernance de la matière et de l’énergie. Il est ici question de décentraliser les lieux de décision de la technique, car ces lieux seraient à la dimension de l’entité qui la gouverne : la personne, la famille, l’établissement, la collectivité, l’entreprise, jusqu’à la région. Il s’agirait de sortir des logiques de filières étanches et réaliser des synthèses inter-filières. Il s’agirait parfois de privilégier les énergies musculaires humaine ou animale, et photosynthétique végétale, avant d’autres, plus consommatrices en énergies artificielles de plus en plus difficilement extraites par l’homme29. Il s’agirait de réformer les processus et les exigences pour laisser se développer une diversité d’échelles, de dispositifs productifs et d’acteurs disruptifs. Il s’agirait de refonder les modes de comptabilité de la richesse en les indexant sur des critères de basse énergie, de renouvellement et de durabilité, de résilience humaine, et de survie de la biosphère. La ville pourtant, née du surplus de ressources, reste un carrefour d’échanges. Elle est un phénomène historique qui, en ce sens, n’est pas nécessairement permanent30. Il se pourrait que la réponse ultime à la question de savoir si la ville peut intégralement être circulaire soit négative. Ou signifie simplement la disparition de la ville telle que nous la connaissons. Avant d’en arriver là, le fossé de progression reste immense.

  • Le pic de production après lequel celle-ci diminue faute de ressources, BIHOUIX, Philippe, L’âge des low-tech : Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, Collection Anthropocène, Paris, 2014, 330 p.
  • A Fukushima, avec Tepco.
  • Boues rouges, avec Alteo.
  • Marées noires, avec Total par exemple.
  • WEIBEL, Peter, LATOUR, Bruno, Making Things Public: Atmospheres of Democracy , MIT Press, Cambridge MA, 2005, 1072 p.
  • Selon un article de l’association UFC-Que-Choisir datant du 2 janvier 2010 « 80% des biens de consommation vendus dans la grande distribution sont produits en Chine, au Maghreb ou en Europe de l’Est. »
  • DABLANC, Laetitia, FRÉMONT, Antoine, La métropole logistique, le transport de marchandises et le territoire des grandes villes, Armand Colin, Paris, 2015, 309 p.
  • SIVERTS, Thomas, Entre-ville, une lecture de la Zwischenstadt, Parenthèses, Marseille, 2004, 188p (citation p55).
  • Voir ERKMAN, Suren, Vers une écologie industrielle, comment mettre en pratique le développement durable dans une société hyper-industrielle, Éditions Charles Léopold Mayer, Paris, 1998, 252 p.
  • Peak coal en 2025.
  • BIHOUIX, ibid.
  • 400 000 V à 220V.
  • Comme le sont la plupart des projets de parcs.
  • Une forêt, par exemple, engendre du bois d’œuvre et de chauffage, retient l’eau, capte le C02, fabrique du dioxygène et génère du gibier.
  • ERKMAN, ibid.
  • Le réservoir d’eau de Montsouris par exemple.
  • BASSET, Frédérique, Vers l’autonomie alimentaire, Rue de l’échiquier éditeur, Paris, 2012, 128 p.
  • HOURCADE, Jean-Charles, in Persée, Signification et impasses d’un concept banalisé : les économies d’échelle, 1985.
  • RIFKIN, Jeremy, La troisième révolution industrielle. Comment le pouvoir latéral va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Les Liens qui Libèrent, Paris, 2012, 414 p.
  • Expérimentée à Bègles.
  • Comme cela existe déjà dans l’agrotourisme, en Toscane par exemple, ou dans les magasins d’usine.
  • Source : eau de Paris.
  • Selon le milieu, d’autres types de récoltes locales existent : l’eau de pluie, certes, mais aussi la condensation. Une diversité de dispositifs à plus petite échelle que les barrages nationaux mérite d’être explorée, voir l’ouvrage indien AGARWAL, Anil, NARAIN, Sunita, Dying Wisdom, Rise, Fall and Potential of India’s Traditional Water Harvesting System, Centre for Science and Environment, New Delhi, 1997, 404 p.
  • Selon l’expression de Bernardo Secchi et Paola Vigano.
  • SASSEN, Saskia, La Ville globale : New York – Londres – TokyoThe Global City: New York, London, Tokyo »], Descartes et Cie, 1996, 480 p.Pphénomène déjà documenté des shrinking cities.
  • Entre 20 000 et 100 000 habitants.
  • MAGNAGHI, Alberto, Le projet local, Mardaga éditeur, Architecture+Recherches, Liège, 2003, 123 p.
  • Voir la diminution d’une valeur comme le Taux de Retour Energétique.
  • BENEVOLO, Leonardo, Histoire de la ville, Parenthèses, 1995, 509 p.